VÉRITÉ (logique)

VÉRITÉ (logique)
VÉRITÉ (logique)

La réflexion sur la vérité a suscité bien des spéculations philosophiques. D’abord sur sa nature. Deux positions, l’une réaliste, l’autre idéaliste, s’opposent sur ce problème: d’un côté, la vérité se définit par l’adéquation de l’esprit à la chose, avec souvent l’entendement divin comme intermédiaire entre l’entendement humain et les choses mêmes; de l’autre, la vérité se définit soit par l’accord des esprits, soit même par un caractère plus franchement intrinsèque, chaque vérité n’étant telle que par son rapport systématique à l’ensemble des vérités. Il faut aussi mentionner la théorie pragmatiste qui a fleuri aux environs de 1900 et qui, transformant un critère de la vérité en une définition, définit la vérité par le succès dans l’action qu’elle commande. Une autre grave question est celle du rapport de la vérité aux autres valeurs: est-elle une simple valeur parmi les autres (éthiques, esthétiques, vitales, par exemple)? Et, alors, quelle est sa place dans la hiérarchie des valeurs? Ou bien plane-t-elle au-dessus des valeurs, les dominant toutes par l’exigence que soient vrais les jugements que nous portons sur elles? S’étant borné à signaler ces problèmes d’ordre métaphysique ou axiologique, abordés en d’autres articles, on ne traitera ici le sujet que d’un point de vue logique et épistémologique.

Le sujet de la vérité

«Vérité» ainsi que son antonyme «fausseté» sont des adjectifs substantivés. Ces adjectifs, «vrai» et «faux», ne peuvent être employés proprement que comme prédicats. Quels sont les sujets possibles pour de tels prédicats? Ils ne peuvent être attribués, en toute rigueur, à des choses, mais seulement à ce que nous pouvons dire ou penser sur les choses; c’est par extension, et par manière abrégée de parler, que, dans le langage usuel, on leur fait aussi qualifier des choses. Dire «un vrai ami» ou «une vraie crapule» veut signifier que les mots d’ami ou de crapule doivent ici être entendus en leur sens fort, ou encore revient à affirmer que la proposition «c’est un ami» (ou bien «c’est une crapule») est une proposition vraie. On voit mieux encore ce déplacement du sens avec le faux. Car enfin une fausse joie a bien été réellement une joie, une fausse alerte a tout de même été véritablement une alerte, une fausse note n’en est pas moins une note. Le vrai et le faux ne peuvent s’attribuer proprement qu’à des propositions, en caractérisant celles-ci, ainsi que faisait Aristote, comme «le discours dans lequel résident le vrai et le faux».

Seulement, le mot même de proposition demande à être précisé. En français, il a le plus souvent un sens grammatical (propositions infinitive, incidente, subordonnée, par exemple), il est lié au langage. Mais il a pris de plus en plus, dans le vocabulaire des logiciens, le sens de «ce qui est proposé», et que le langage a seulement pour fonction d’exprimer. C’est, si l’on veut, la signification de la phrase, quelque chose qui subsiste par soi-même, indépendamment de la manière accidentelle dont elle peut être exprimée et même connue. En ce sens, Bolzano parlait de «propositions en soi» (Sätze an sich ), à propos, par exemple, des théorèmes de l’arithmétique, auxquels rien n’est changé quand nous les découvrons ou les exprimons. Il semble assez clair que c’est aux propositions entendues en ce sens objectif, plutôt qu’à l’assemblage de mots qui les exprime, que peut convenir proprement la qualification de vraies ou de fausses, cette vérité ou cette fausseté rejaillissant alors, en quelque sorte, sur les phrases par lesquelles nous les signifions à autrui ou les formulons pour nous-mêmes. La différence entre la proposition ainsi entendue et la phrase apparaît clairement en ce que la même proposition peut être exprimée par des phrases très différentes, par exemple quand on passe d’une langue à une autre, tandis qu’inversement une même phrase peut, selon le contexte ou selon celui qui la prononce, renvoyer à des propositions différentes, par exemple quand, ayant pour sujet un pronom personnel, elle est prononcée par vous ou par moi. De plus, toutes les phrases douées de sens n’expriment pas des propositions, mais seulement celles qu’on appelle «déclaratives»: une phrase interrogative, impérative, optative ne saurait être dite «vraie» ou «fausse».

Mais aussitôt apparaissent des difficultés. Invoquer des «propositions en soi», auxquelles manque l’existence spatio-temporelle, mais qui néanmoins ont une manière qui leur est propre de «subsister», comme dit Russell, n’est-ce pas s’engager dans une métaphysique aventureuse, dans un réalisme des essences, à la manière de celui des Idées platoniciennes? Pour éviter de telles implications métaphysiques, nombre d’auteurs ont été amenés à s’en tenir à la phrase, qui est quelque chose de perceptible aux sens et, si l’on peut dire, de «palpable». C’est ainsi qu’un nominalisme extrême en viendra, en appliquant le précepte occamien de ne pas multiplier les êtres sans nécessité, à attribuer le vrai et le faux à la phrase elle-même. Ce qui ne va pas sans maintes difficultés, auxquelles les nominalistes ont essayé d’échapper. Pour n’en retenir qu’une, immédiatement perceptible, on peut mentionner celle-ci: y aurait-il donc, sur un même sujet, un nombre quasi illimité de vérités, selon la multiplicité des langues, ou simplement selon les diverses façons d’exprimer la même idée dans une seule langue? Sous une forme à peine modifiée, malgré la différence des contextes, la question avait beaucoup agité les philosophes médiévaux, et l’on sait que, pour rompre l’alternative entre «nominaux» et «réaux», certains d’entre eux, qu’on a appelés «conceptualistes», avaient introduit un troisième terme, intermédiaire entre les deux autres. C’est d’une manière assez analogue, et quelquefois dans un dessein semblable, que les logiciens contemporains ont été amenés à distinguer trois choses: la proposition proprement dite (proposition ), la phrase (sentence ) et, entre les deux, l’énoncé (statement ). L’énoncé se distingue de la proposition, qui est la signification de l’énoncé, et de la phrase, en ce qu’il n’est pas soumis, comme elle, aux accidents linguistiques. La question se pose alors de savoir à laquelle de ces trois notions doit s’appliquer le qualificatif de vrai ou de faux. Elle a, au cours du XXe siècle, suscité quantité d’analyses subtiles et fait l’objet de nombreuses discussions, sans qu’aucune solution puisse être considérée comme pleinement satisfaisante et définitivement acquise (cf. P. Gochet, Esquisse d’une théorie nominaliste de la proposition ).

On n’a pas à prendre parti ici sur une question aussi controversée. On dira seulement qu’il paraît difficile d’attribuer la vérité et la fausseté à des entités , fussent-elles immatérielles, ainsi qu’à des formes verbales , même savamment élaborées. Peut-être faut-il plutôt les rapporter seulement à des pensées, plus précisément à des jugements . Mais c’est là une conception idéaliste qui, comme telle, ne va pas non plus sans soulever des objections. On se permettra donc, en l’absence d’un terme général qui embrasse ces diverses notions, de jouer sur le sens large du mot de proposition, et de l’employer sans préciser, sauf en cas d’équivoque dangereuse, si on doit l’entendre en son sens strict, ou dans le sens d’énoncé, ou encore dans le sens de phrase.

La bivalence

Le vrai et le faux forment alternative, sans tiers. Ce sont les deux seules valeurs logiques susceptibles d’affecter une proposition, ce qu’on appelle, faute d’un mot général pour englober à la fois le vrai et le faux, ses «valeurs de vérité». Nous disons bien: les seules valeurs logiques . Quand on croit modifier cette alternative, ou même la rompre par l’introduction d’une notion intermédiaire, c’est qu’on ajoute un caractère extra-logique. Par exemple, dans des couples d’opposés comme «vérité-erreur», ou «vérité-mensonge», il est clair que le second terme comporte une nuance psychologique qui n’affecte pas le premier. Contrairement à ce que suggère le vocabulaire grec, il peut bien arriver qu’un menteur, s’il commet lui-même une erreur, énonce précisément une vérité. Et quand on introduit, entre le vrai et le faux, le douteux, on fait appel à une notion d’ordre épistémologique; ou bien donc on mélange indûment une notion épistémologique, celle d’inconnu, aux notions proprement logiques de vrai et de faux, ou bien on affecte les trois termes de cette nuance épistémologique, le vrai devenant alors ce qui est connu comme vrai, le faux ce dont on sait que c’est faux: on ne rompt pas ainsi l’alternative du vrai et du faux. En fait, cela revient plutôt à superposer deux alternatives, l’une d’ordre épistémologique, le connu et l’inconnu, puis, dans le domaine du connu, l’alternative entre les deux valeurs logiques que celui-ci admet. De même, quand on reconnaît une place parmi les propositions, outre les vraies et les fausses, à celles qui sont dénuées de sens, on ne fait que condenser en un apparent trilemme deux alternatives: d’une part, l’alternative pour une proposition – il faudrait dire ici plus précisément une phrase – d’être douée ou non de sens, puis, dans le premier cas, celui d’être vraie ou fausse.

Cette bivalence, admise dans toute la logique classique depuis Aristote et surtout les stoïciens, a paru cependant remise en question par le surgissement, à partir de 1920, de logiques trivalentes, puis bientôt, plus généralement, de logiques plurivalentes. Mais ce n’est qu’une apparence, car, avec ces systèmes hétérodoxes, les notions de vrai et de faux, dans le cas où l’on continue d’en faire usage, se trouvent plus ou moins altérées. Il faut se rappeler que, dans un système axiomatique, où les termes premiers sont définis, de façon implicite, par l’usage qui en est fait dans les propositions premières, ou axiomes, toute modification de ces axiomes retentit nécessairement sur les termes. Dans les systèmes plurivalents, on a réellement affaire à de simples calculs sur des signes, et ce n’est que par extension ou par confusion qu’on a parlé alors, ce qu’on évite de faire aujourd’hui, de logiques plurivalentes. On peut, certes, donner à ces calculs une interprétation concrète, et même conserver les mots de vrai et de faux pour désigner deux de ces valeurs, mais alors, du fait même qu’on cesse de les poser en alternative, on a modifié le sens de ces mots: par exemple, ils désigneront les deux limites extrêmes de l’échelle des probabilités.

L’antinomie de la vérité

L’utilisation du mot de vrai dans les langues naturelles, dont la syntaxe et la sémantique sont loin de toujours satisfaire aux exigences d’une stricte logique, a suscité des difficultés pouvant aller jusqu’à l’antinomie. La plus célèbre est l’antinomie dite du menteur. Depuis qu’elle a été formulée par Eubulide de Mégare, elle a été reprise pour l’essentiel, sous une multitude de formes, qui ont suscité bien des efforts pour sortir d’embarras. L’homme qui dit «je mens» dit-il la vérité? Si oui, c’est donc qu’il ment et que, par conséquent, il ne dit pas la vérité; et, sinon, c’est donc qu’il ne ment pas et que, par conséquent, il dit la vérité.

Cette antinomie, comme l’ensemble des antinomies «sémantiques» auquel elle appartient, provient d’une confusion entre les niveaux successifs du langage, entre la langue par laquelle nous parlons des choses, et la métalangue par laquelle nous parlons de la langue (cette stratification étant indéfiniment répétable, puisqu’on peut aussi bien ensuite parler de la métalangue). Nous sommes victimes de cette confusion quand, en maniant des notions sémantiques comme sont celles de vérité ou de fausseté, nous croyons demeurer au même niveau linguistique que celui des choses auxquelles nous les appliquons. De même que la syntaxe d’une langue ne peut s’exprimer que dans une langue d’un niveau supérieur (Gödel), de même en est-il pour sa sémantique (Tarski). La proposition «ce que je dis est faux» n’a de sens que si «ce que je dis» se rapporte non pas à soi-même, mais à autre chose, par exemple à la phrase que je viens de prononcer juste auparavant, laquelle appartient à la langue, tandis que le prédicat «faux» relève de la métalangue. «Vrai» et «faux» sont des prédicats essentiellement métalinguistiques, puisqu’ils portent sur des propositions ou les phrases qui les expriment. Mais sans doute cette hiérarchie des langages ne peut-elle être dégagée clairement et systématiquement que dans des langages formalisés: les langues naturelles présentent une universalité et une homogénéité qui les rendent, si l’on peut dire, uniplanaires.

La relativité du vrai

Les mots n’ont de sens que par les relations réciproques qu’ils entretiennent avec d’autres et, finalement, de proche en proche, avec tout un vocabulaire. Même si l’on s’en tient à l’un des langages les plus soucieux de précision et de logique, celui des mathématiques. La proposition «il existe des parallèles» (au sens de droites coplanaires non sécantes) est vraie dans le contexte euclidien, fausse dans un contexte lobatchevskien ou riemannien, à moins toutefois qu’on élargisse le sens du mot «parallèle» pour désigner la traduction dans ces nouveaux langages de ce qui soutient une certaine correspondance avec la parallèle euclidienne. Les mathématiques nous offrent ainsi, d’une façon qui peut sembler paradoxale, l’exemple le plus net de cette relativité du vrai. On y a été amené à rejeter l’idée d’une vérité isolée, d’une proposition qui soit vraie absolument; une proposition n’y est vraie ou fausse que relativement à un certain système d’axiomes. On parlera alors de vérité formelle, ayant un caractère hypothétique, selon la forme suivante: «Si telles et telles propositions sont vraies, alors, en vertu de la forme logique seule, il faut tenir pour vraie telle autre proposition.» Sans doute n’éliminera-t-on pas ainsi, en face de ces vérités formelles, les «vérités matérielles», celles qui se rapportent aux objets et aux événements du monde, par exemple: «il pleut ici maintenant». Mais, dès qu’on veut préciser un peu, par exemple indiquer la quantité moyenne d’eau qui est alors tombée par centimètre carré, ou établir une distinction bien nette entre la pluie et le brouillard, ou déterminer les limites exactes de cet «ici», et ainsi de suite, on entre dans le domaine de la physique et de la météorologie scientifiques, qui sont aussi des systèmes où les propositions de base résultent de conventions plus ou moins arbitraires, et où la vérité de la proposition en question est sous la dépendance de ces conventions.

Cette relativité se manifeste aussi par la distinction des paliers sur lesquels on l’établit. On peut distinguer d’abord, en gros, et sans pour autant méconnaître les transitions, le palier de la connaissance vulgaire et celui de la connaissance scientifique. Il n’est pas rare, dans la vie quotidienne, d’attribuer la vérité à des propositions que la science déclare fausses; et à bon droit, si on les maintient dans le contexte où elles s’insèrent. Par exemple, il est vrai que le soleil se lève chaque matin à l’horizon, en ce sens que c’est bien ce que voit notre regard naïf, ce sur quoi nous réglons nos journées, et ainsi de suite. À mesure qu’on s’élève de niveau, la même proposition peut changer, et même plusieurs fois, dans son rapport à la vérité. «L’air n’est pas pesant»: cela est vrai en ce sens qu’en effet nous n’en sentons pas le poids sur nos épaules, que cela s’accorde avec l’expérience d’Aristote trouvant le même poids pour une vessie remplie d’air et la même vessie vidée de cet air, par exemple. Mais cela devient faux avec l’expérience de Toricelli. Et cela redevient vrai après Newton: une quantité de matière, quelle qu’elle soit, et donc aussi bien un gaz comme l’air, n’a pas un poids qui lui serait propre, mais seulement une masse qu’attire la masse terrestre; un corps idéalement isolé n’est pas pesant, mais les corps sont, selon l’expression de Max Born, «mutuellement pesants». Ainsi, même au niveau scientifique, la vérité s’exfolie.

Faut-il maintenant, par-delà la succession des paliers scientifiques, admettre des vérités d’ordre philosophique? L’empirisme logique le nie. Selon lui, les énoncés de la métaphysique ne sont ni vrais ni faux, ils sont dénués de sens, viciés soit par des fautes de vocabulaire (employant des mots auxquels ne s’attache aucun sens précis), soit par des fautes de syntaxe logique (qui peuvent être masquées par la correction grammaticale). Il faut cependant se rappeler que, dans une philosophie encore plus qu’ailleurs, les propositions s’organisent, ou du moins visent à s’organiser, en un système, de sorte qu’avec chaque système les mots fondamentaux se colorent de nuances différentes: ainsi, le même mot de liberté n’a pas le même sens chez Descartes et Spinoza, chez Bergson et chez Sartre. C’est des rapports mutuels entre les termes que ceux-ci prennent leur sens, et c’est par la cohérence du système, dans la mesure où celui-ci n’est nulle part expressément contredit par l’expérience, qu’on juge de sa vérité.

Si cette relativité du vrai fait échec au dogmatisme, elle ne conduit pas pour autant au scepticisme. En tous domaines, une proposition n’a de sens, et par conséquent une valeur de vérité, que par rapport à un ensemble contextuel plus ou moins vaste. Mais une fois intégrée dans cet ensemble, elle est, relativement à cet ensemble, vraie ou fausse. Les géométries non euclidiennes ont relativisé les théorèmes euclidiens, elles ne les ont pas ruinés.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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